LAZARE, VIENS DEHORS!

Année A - V Carême - (Gv 11, 1-45)                                                                                        Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice   

 

 

      “Jésus, repris par l’émotion, arriva au tombeau. C’était une grotte fermée par une pierre …  Après cela, il cria d’une voix forte : ‘Lazare, viens dehors !’ ”  

      

      Où vont les morts une fois qu’ils ont quitté cette terre? Les découvertes préhistoriques révèlent que depuis la nuit des temps les hommes avaient des idées très précises sur l’au-delà. La roue n’avait pas été inventée, on ne savait pas encore que la terre était ronde, mais on pensait déjà que les morts s’en allaient au-delà de l’horizon, là où le soleil se couche. Dans la Grèce antique, Érebos (les Ténèbres), fils de ‘Kaos, épousa’ sa sœur Nýx (la Nuit), et engendra Hēméra (le Jour) et Yýpnos (le Sommeil). Érebos est donc la personnification des ténèbres, liée à Erek, un terme avec lequel les anciens peuples indo-européens appelaient la terre où le soleil se couche (notre occident).

 

      Toujours en Grèce, à l’époque historique, le cosmos est divisé en trois parties: la surface terrestre habitée par les hommes, le monde souterrain (enfers, hadès, schéol) pour les ombres des morts, et les sièges célestes pour les divinités. Puis, avec la religion orphique (6ème siècle avant JC), des gens ont commencé à penser que même les hommes - des êtres d’origine divine mais ensuite déchus - pourraient aspirer à retourner aux sièges célestes. Sur la base de ces représentations, le christianisme a développé les idées de l’enfer, du purgatoire et du paradis. Les images les plus connues sont transmises par la Divine Comédie de Dante et les peintures de Fra Angelico.

      

      La théorie psychanalytique de Freud, formulée en 1927, représente une sorte de révolution: le monde des enfers n’est pas souterrain, mais il est en nous, il est une activité de notre psyché. “Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo” “Si je ne puis fléchir le Ciel, je remuerai l’Enfer”. En fait, dans l’interprétation freudienne, le monde souterrain correspond à la zone impulsive et irrationnelle de la personnalité appelée: le ça. Ici vivent les démons et les esprits, qui sont le reflet de notre partie animale, de nos malaises et de nos peurs. Au-dessus du ça se trouve le moi, cette partie (minimale) de la personnalité qui prend le contrôle du comportement et gère le monde de manière réaliste et rationnelle. Au-dessus de tout, il y a le surmoi, toute une superstructure qui nous est inculquée par la famille, la religion et la tradition culturelle. Ici (pour Freud) naît le sens de l’autorité et de la conscience morale.

 

      Alors que Freud pense apporter des nouveautés, des observations de ce type sont déjà présentes par exemple dans Macrobe (370-430 après JC), qui offre une interprétation éthique des fleuves infernaux. Léthé, le fleuve de l’oubli, est l’erreur de l’âme qui, oubliant la grandeur de la vie antérieure, est condamnée à rester dans un corps; Phlégéthon est le feu de la colère et les passions des hommes charnels; Achéron est le mécontentement d’avoir fait ou dit quelque chose qui produit de la tristesse; Cocyte est ce qui pousse l’homme au deuil et aux larmes; Styx est la haine mutuelle. Aussi le poète latin Lucrèce (94-56 avant JC) réinterprète les mythes infernaux dans une clé morale: “et ces tortures que les anciens ont déjà imaginées pour ceux qui méritaient le pire, dans les lacs de l’extrême Styx, on ne remarque pas que c’est nous qui les souffrons, au présent”.

 

      Aujourd’hui, nous savons que la terre est ronde et qu’il existe d’autres horizons au-delà de l’horizon. Nous savons que ce qui ressemblait à des ombres mortes et des fantômes dans les grottes sont en fait des dépôts de calcaire (stalactites et stalagmites) formés par le travail millénaire de l’eau. Avec les nouvelles découvertes scientifiques, la fascination des lieux sombres s’est déplacée plus loin, on peut s’y rendre en vaisseau spatial, avec les outils de la technologie. Le monde du cinéma (en particulier le genre horreur et science-fiction) nous offre une nouvelle vision cosmologique de ce qui se passe dans l’âme humaine. Un titre qui les représente tous: “Hevent Horizon, le Vaisseau de l’Au-delà”.

 

      Dans l’Univers, l’existence de lieux incroyables a été vérifiée: il y a des étoiles qui, à court de carburant, s’effondrent sur elles-mêmes et meurent, créant des trous noirs qui compressent la matière à l’état d’énormes densités. Nous avons découvert que l’Univers, dans son ensemble, n’est pas éternel, il n’est pas immobile, mais il se dilate et se refroidit, allant vers une mort par dégradation thermique, que l’on nomme entropie. Mais il n’y a aucune raison de s’inquiéter: l’Univers s’effondrera dans plusieurs milliards d’années. La vie de l’univers est un accordéon entre trou noir et entropie, entre concentration monstrueuse de matière et dispersion irrésistible d’énergie. 

 

      Le concept d’entropie - le chemin des choses vers la mort - n’est pas si loin de nous, il est attesté par la vie quotidienne: quand on abandonne les choses, on voit bien que le taux de désordre augmente. Une maison laissée sans entretien part en dégradation, rouille, tombe en ruine! On se retrousse les manches et on remet les choses en ordre, puis on se rend compte que chaque intervention implique un compte qui ne revient pas, une perte d’énergie qui, pour ainsi dire, est dispersée, non récupérable. En fait, comme nous le savons, la rénovation coûte plus cher que la construction.

 

      Il convient de noter que les concepts et théories scientifiques utilisent également des images et des métaphores, au même titre que les croyances religieuses ou les dogmes. Parlant d’entropie et de trous noirs, le scientifique ou le réalisateur d’un film de science-fiction, par anthropomorphisme fait de l’Univers un être vivant, de la même manière que les anciens attribuaient la pluie à Jupiter Pluvius ou le début du printemps à Proserpine. Même les formules mathématiques qui représentent des phénomènes naturels sont des métaphores, certes plus complexes, mais elles restent quand-même des métaphores.

 

      Jésus ne nous a rien dit sur l’au-delà, il n’est jamais entré en matière à ce sujet. Bien sûr, il a parlé du feu de la géhenne, mais la géhenne n’est pas un endroit d’un autre monde, c’est plus banalement la décharge publique de Jérusalem, l’endroit le plus dégoûtant de la ville, plein d’ordures, de cadavres d’animaux et de déchets de toutes sortes. Que pourrait-on imaginer de pire pour la religion juive,  obsédée par l’idée de pureté rituelle. Pour Jésus, la géhenne est l’image même du lieu destiné aux méchants: il y aura “des pleurs et des grincements de dents”. Bien sûr, Jésus a également promis le paradis au bon larron, mais même dans ce cas, ce n’est pas un paradis céleste comme nous l’imaginons à la manière de Dante: c’est un séjour terrestre temporaire, une sorte d’aire de repos pour les justes de l’Ancien Testament en attente de libération.

 

      Lazare entre aux portes du sépulcre, du royaume des enfers, de la grotte psychique, de la dépression éthique, du trou noir de la dépendance et de la mort. Pour lui il n’y a rien à faire, il est maintenant dans un endroit qui ne rend plus ce qu’il a avalé. Jésus était au-delà du Jourdain mais, malgré le fait d’avoir appris la maladie de son ami, il y reste encore deux jours, provoquant  ainsi un retard délibéré, pourquoi? Même les Juifs se moquent de lui avec ironie: “ Lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ne pouvait-il pas empêcher Lazare de mourir?” En réalité, Jésus tarde à agir  afin d’offrir un autre signe de sa prochaine résurrection. L’intervention de Jésus se produit le quatrième jour après la mort de son ami. En vertu de la loi juive, le cadavre été déclaré cadavre  au bout de quatre jours. Si la loi avait décidé de poser l’acte de décès le quatrième jour, c’était pour être sûr que le mort était vraiment  … mort! Ainsi, rappelant son ami Lazare du sépulcre, Jésus montre une anticipation de sa résurrection, comme pour réconforter ses disciples avant l’heure la plus sombre qui est sur le point d’arriver à Jérusalem.

      

      Le mot resurrectio, en grec anàstasis (d’où le nom Anastasie) n’avait rien de sacré ou de transcendant; c’était un mot simple d’usage courant qui signifiait: se lever, se remettre sur pied après la nuit de sommeil. Avec la prédication chrétienne, la résurrection a commencé à indiquer une nouvelle notion: le retour de la mort à la vie. 

 

      En tout cas, la cosmologie moderne et l’interprétation freudienne du monde souterrain, ainsi que les nombreuses représentations imaginatives du cinéma, nous deviennent utiles: les monstres, les fantômes et les puits sombres existent vraiment, et ils ont en nous. En fait, on peut être mort avant ... de mourir: un échec, une trahison, un enfant dérouté, un retournement financier ... puis cet état de manque total d’énergie, cette dépression, ce vide d’espoir, cette envie de combattre qui nous manque ... Combien de fois les gens disent-ils: J’ai l’enfer dans mon cœur?

 

      La mort avant de mourir se manifeste dans une relation rompue, une amitié trahie, un pacte révoqué. Si une personne traverse beaucoup de chagrins et est moralement au bout, appelez-la et échangez deux mots avec lui: vous ressusciterez un mort! Le mort entend, le mort vient dehors! Les miracles ne sont pas si difficiles!

 

      Amen

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