À PRÉSENT JE VOIS!

Année A - IV Carême - (Gv 9, 1-41)                                                                                         Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice   

 

 

      “En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance. Ses disciples l’interrogèrent: ‘Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle?’  ” 

      

      Nous sommes confrontés à un aveugle-né: sa simple présence pose un problème. Les disciples de Jésus demandent qui est le responsable de sa situation: lui ou ses parents?  Ils sont les porte-paroles d’une opinion largement répandue sur l’origine de la maladie et la disgrâce: il s’agit sûrement d’une punition divine! Jésus n’approuve pas une telle opinion, et son attitude envers le malade le démontre. En passant et voyant cet aveugle de naissance, Jésus pense à la passion qu’il va traverser, il pense à la manière de rendre gloire à Dieu.

          

      La guérison a lieu grâce à un geste inhabituel: Jésus enduit les yeux de l’aveugle de la boue faite avec sa salive, et il l’envoie se laver dans la piscine publique de Siloe. Pourquoi de la boue? Normalement, un crachat et la poussière de la terre, plutôt que d’ouvrir les yeux, finissent par aveugler! Lorsqu’un combattant est coincé par l’adversaire, il lui crache au visage ou lui jette de la terre dans les yeux. La signification exacte de ce geste singulier de Jésus demeure donc inconnue, mais l’intention provocatrice est claire: il contrevient à la loi du sabbat et dit à l’aveugle: “Va te laver”, c’est-à-dire: travaille le samedi. À ce moment-là, Jésus quitte la scène et une discussion animée commence. Les pharisiens sont fortement contrariés et embarrassés. Le miracle est évident, il ne peut venir que de Dieu, mais en même temps celui qui l’a fait, a violé le sabbat, il est donc un pécheur. Que penser? Ils nient d'abord le fait (“Les Juifs ne voulaient pas croire …”), puis ils nient l’interprétation du fait exprimée par l’aveugle (“C’est un prophète”), enfin, ils nient le témoignage du fait, faisant taire la voix du témoin (“Tu es tout entier dans le péché depuis ta naissance, et tu nous fais la leçon?)

 

      Ensuite, il y a le rôle des parents de l’aveugle-né. Normalement, les parents font des choses merveilleuses pour leurs enfants handicapés. Il y a des petits êtres humains qui naissent dans des situations de désavantage, avec des déficits et des déformations qui ne peuvent pas laisser indifférent; pourtant les parents les aiment deux fois plus, ils les suivent sans jamais les laisser seuls, ils ne cachent pas la maladie, ils les amènent au grand air pour les socialiser ... Mais ici les parents de l’aveugle-né ne semblent pas faire des sauts de joie en voyant leur fils guéri: ils ont peur de l’autorité religieuse, donc ils évitent de répondre aux questions, et peut-être pensent-ils aussi à la perte d’une importante source de revenus: ce fils malheureux était un mendiant professionnel. 

 

      Les pharisiens ne prennent pas en considération la possibilité de discuter de leur interprétation du sabbat. Ils ferment les yeux sur l’évidence, ils sont convaincus de savoir déjà, ils refusent obstinément. Trois fois ils présument savoir, trois fois l’aveugle-né déclare ne pas savoir. Nous assistons à une incompréhension progressive des pharisiens et à une plus grande connaissance de la personne de Jésus de la part de l’aveugle guéri. Le pauvre reconnaît de ne pas savoir, mais à chaque question posée, il répond par une foi grandissante: “L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue …” “C’est un prophète …” “Si lui n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire …” Et quand Jésus lui-même lui demande: “Crois-tu au Fils de l’homme?”, il répond:  “Je crois, Seigneur!”.

 

      Les situations s’inversent. Au fur et à mesure que Jésus se révèle, la foi se confirme d’un côté, et est niée de l’autre. L’aveugle-né ne voyait pas, maintenant il voit. Les pharisiens croyaient voir, mais leur présomption les aveugle. L’aveugle n’a commis aucune faute le condamnant à être né aveugle: la véritable cécité est celle des pharisiens, elle est de type interne et leur est imputable, car ils n’acceptent pas et prétendent voir: “Nous savons que Dieu …” Le miracle se résout dans un paradoxe: il ouvre les yeux de ceux qui se disposent à croire, mais il les ferme à ceux qui dès le départ prennent une position de négation!

 

      Chaque épisode du quatrième évangile présente un schéma simple et constant: d’abord vient la parole de Jésus, puis l’acceptation ou le rejet par ses auditeurs. Jésus est venu enlever le voile du péché, qui nous empêche de voir le plan de Dieu pour le salut de l’homme, mais c’est précisément cette venue qui accentue le péché dans toute sa gravité! Chez Jean, le péché par excellence est l’incrédulité, une option lucide, consciente et responsable, le refus eschatologique et définitif formulé une fois pour toutes. Les hommes qui choisissent l’obscurité anticipent le jugement de la condamnation finale.

      

      Jean a écrit son Évangile dans les dernières décennies du premier siècle, lorsqu’une vive controverse a éclaté entre la communauté chrétienne primitive et la synagogue des années 90. Dans l’affrontement entre Jésus et les pharisiens, on reconnait l’atmosphère d’intimidation envers les disciples du Christ: “En effet, ceux-ci (les Juifs) s’étaient déjà mis d’accord pour exclure de leurs assemblées tous ceux qui déclareraient publiquement que Jésus est le Christ”. Il s’agit d’un acte disciplinaire de la Synagogue des années 90, antidaté par Jean aux Juifs de l’époque de Jésus. Les deux situations, celle de Jésus et celle de la communauté chrétienne primitive persécutée, se reflètent l’une dans l’autre. Dans l’intention narrative de l’évangéliste, l’aveugle-né est la personnification du disciple fidèle, impliqué dans le même refus que son Maître. Ceux qui suivent le Christ, ne laissent jamais les autres indifférents, ils soulèvent toujours des questions, des critiques et des dérisions autour d’eux. Si quelqu’un comme l’aveugle-né se convertit au Christ, les gens ne le reconnaissent plus, les amis et la famille deviennent comme des étrangers.

 

      Pourquoi la simple présence de l’aveugle-né a-t-elle posé un problème? Aujourd’hui encore, il y a des gens qui, en cas de maladie ou de malheur, pensent immédiatement à une sorte de châtiment divin, à une volonté divine mystérieuse et indéniable. En fait, toutes les réponses que nous donnons à la souffrance humaine sont de fausses réponses. Puisqu’il n’y a pas d’explication rationnelle de la douleur, les personnes en bonne forme, face à une personne malade ou handicapée, peuvent ressentir une sorte de gêne - ou de peur  que tôt ou tard cette chose puisse les toucher aussi. Le problème du sain est celui d’exorciser la peur, donc il développe un mécanisme de défense: s’il y a une maladie, cela signifie qu’il y aurait eu une négligence, ou la faute d’un ancien péché. C’est une façon de se sentir en sécurité: si je n’ai rien fait de mal, il est clair que Dieu doit me garder en bonne forme. Si je dis le chapelet tous les jours, il est sûr que Notre-Dame de Lourdes m’évitera une hospitalisation. C’est un très discutable sentiment de justice.

 

      Les gens qui pensent de cette façon se reconnaissent immédiatement. Quand ils voient le mal chez les autres, ils disent que c’est bien fait pour eux, qu’ils l’ont recherché, ils l’ont mérité, et ces gens sont aussi capables de se réjouir du malheur de l’autre. Mais lorsque le mal les touche personnellement, ils s’étonnent d’être maltraités par le Seigneur, malgré toutes les prières et les bonnes œuvres qu’ils ont faites. 

 

      Jésus ne cherche pas d’explications, ne propose pas de recettes, il ne cherche pas le responsable de la maladie.  Il n’est pas venu expliquer le problème de la souffrance, mais il nous a montré comment y faire face. Avec lui, la douleur peut devenir un lieu où se manifeste l’œuvre de Dieu, qui ne punit pas, mais qui sauve! La souffrance humaine qui cache une promesse de résurrection: qui y aurait pensé? Peut-être - ou plutôt non - sans peut-être, c’est à nous aussi de le découvrir, un jour !

 

      Amen

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