L’HYMNE À LA JOIE

Année B - III Advent (Mt 11, 2-11)                                                                                           Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes   

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice

 

  

      “Le désert et la terre de la soif, qu’ils se réjouissent! Le pays aride, qu’il exulte et fleurisse comme la rose, qu’il se couvre de fleurs des champs, qu’il exulte et crie de joie!” (Is 35, 1-2)

 

      La liturgie d’aujourd’hui est une invitation à la joie, mais comment être heureux dans un monde aux mille tristesses? Nous passons à l’actualité télévisée, et nous voyons que trois jeunes sont morts dans un accident de voiture le samedi soir. Nous changeons de canal et nous trouvons des gens qui rient, qui dansent et qui s’amusent, mais la plupart du temps, il s’agit d’une fausse joie artificielle. Tout est contenu dans la même boîte, ou tablette, un étrange mélange de tragédie et de comédie. D’accord, c’est la vie.

      

      Selon les rapports de nombreux explorateurs de l’âme dont la littérature abonde, la recherche équilibrée et légitime des plaisirs de la vie semble produire également un maigre résultat. On peut appliquer à tous l’expérience d’un auteur intemporel et tourmenté: le Qohelet, porte-parole de tous les mécontents et désenchantés de ce monde: “Je me suis dit: ‘Va, essaie la joie et goûte au bonheur’. Eh bien, cela aussi n’était que vanité. Au rire, j’ai dit: ‘Tu es sot!’ et à la joie: ‘À quoi sers-tu?’ ” (Qo 2, 1-2). Le Qohelet a chevauché les étendues fleuries du plaisir, il a savouré toutes les joies du monde, mais quand il a dû faire face à lui-même, il regarda tout autour et trouva amèrement que tout ce qu’il avait construit - travail, effort, bâtiments, jardins, esclaves, chanteurs, fêtes, bijoux, argent et femmes – n’était rien de plus qu’une poignée d’air, une ruée vers le vent. “Voilà: tout n’était que vanité et poursuite de vent!” (Qo 2, 11). 

 

      La cantate de la neuvième symphonie de Beethoven, que le Conseil de l’Europe a adoptée en 1972 comme hymne européen, exprime le désir de fraternité et de bonheur universel:

 

      “Joie, belle étincelle divine / Fille de l’assemblée des dieux / Tous les humains deviennent frères / lorsque se déploie ton aile douce / Tous les êtres boivent la joie / Aux seins de la nature / Tous les bons, tous les méchants, Suivent sa trace parsemée de roses / La volupté fut donnée au vermisseau / Et le Chérubin se tient devant Dieu”. 

 

      Sauf qu’un détail très important a échappé aux admirateurs distraits de l’hymne: la joie dont parle le poète est une joie réservée à quelques élus:

 

      “Celui qui, d’un coup de maître, a réussi D’être l’ami d’un ami / Qui a fait sienne une femme accorte / Qu'il mêle son allégresse à la nôtre! / Quant à qui ne le trouverait pas / qu'il quitte cette union en larmes!” 

 

      Ah !!! La joie qui est célébrée dans cette fête n’est pas pour tout le monde, mais seulement pour quelques privilégiés, pour ceux qui trinquent avec un bon vin et qui peuvent se vanter d’avoir une femme fidèle quand ils sont en bonne compagnie! La joie dont le poète parle n’est donc réservée qu’à ceux qui ont eu une bonne épouse ou qui ont bu en compagnie d’amis. Et tous les autres? Et moi qui suis célibataire et sobre quant à l’alcool, que dois-je faire, le moineau solitaire?

 

      Imaginons de faire la même chose dans notre communauté locale, paysanne et urbaine. D’un côté, nous organisons une chorale composée de ceux qui sont heureux d’avoir des amis et des épouses fidèles, et qui aiment le bon vin et les fêtes. De l’autre côté, nous allons mettre tous les autres: les mécontents, les malheureux, les boudeurs, les perdants et les cocus. Essayons de les faire chanter tous ensemble, voyons ce qu’il en sort! Les premiers ont droit à la joie, les seconds non! 

 

      Mais qu’est-ce que ce discours? Ils l’ont pourtant choisi comme hymne d’une Europe unie! Ils l’enseignent dans les écoles, même les collégiens le savent! Poooo, po-ro po-ro poppo poppo ... Il faut du courage pour chanter une telle chose, qui discrimine les êtres humains en les prenant par les cornes, assimilant le plaisir des vers de terre à la joie des chérubins! Pouvons-nous imaginer un ver heureux? Est-il heureux de quoi? De rester dans la boue?

 

      Étrange: un texte anti-démocratique choisi pour représenter les démocraties modernes de l’Europe! De plus, Beethoven est l’un des hommes les plus malheureux de l’histoire, aux prises avec un malheur titanesque. Il y a aussi ceux qui exaltent ce manque de satisfaction comme une preuve authentique et une force motrice du génie, mais franchement, pour un homme de constitution saine et robuste, il est difficile d’imaginer qu’il faut être des génies dévoués au désespoir pour mettre en musique un hymne à la joie.

 

      Ce mélange inhabituel de plaisir et de bonheur n’est certainement pas le meilleur de la poésie, nous le retrouverons plus tard - plus sérieusement - en psychologie, en termes de plaisir (qui est aveugle, sourd et muet comme un singe) et de désir (qui est le moteur de croissance et de civilisation).

 

      La joie mise en musique par Beethoven, sur le livret antidémocratique de Schiller, adopté de manière symptomatique par le Conseil de l’Europe, trahit un arrière-plan païen étranger à la foi sur laquelle l’Europe s’est bâtie. C’est une joie personnifiée à l’échelle humaine, ou déifiée à la stature d’une idole (qui fait de même). Il est facile de localiser l’échange binaire: là où la Révélation dit: “Dieu est Amour”, le paganisme répond: l’amour est Dieu. Une variante à la mode de cette approche exige que: l’amour est tout, mais heureusement il y a d’autres choses dans la vie, et ce n’est pas vrai que l’amour est tout. Là où la foi dit: Dieu est joie, les amoureux imprudents des plaisirs sensuels répondent: la joie est Dieu. Mais c’est une erreur, un fétiche de bonheur, un simulacre sordide, un caprice vulgaire des sens. Si je cherche Dieu je trouverai la joie, mais si je me limite à chercher la joie, je ne trouverai pas nécessairement Dieu. Un prédicateur grincheux a perdu le pouvoir de la parole!

 

      Même l’Église, parfois, ne semble pas faire mieux, comme dit le proverbe: un saint triste est un triste saint (au sens populaire de: insupportable, mauvais, déplorable). Ah, certains prêtres et certains dévots qui tirent la tête là où il faudrait un beau sourire! Une église laide (anti-esthétique) ne peut pas se permettre de prêcher la bonté (l’éthique)!

 

      Saint Paul, après avoir dit: réjouissez-vous toujours ... ajoute: votre affabilité soit connue de tous les hommes. L’affabilité signifie savoir écouter et dire le mot avec gentillesse et cordialité, savoir quand céder et quand tenir fermement. Au contraire, la personne malheureuse est amère, pointilleuse, sensible, méfiante, grincheuse et ressent le besoin de toujours apporter le point sur tout.

     

      Il est agréable d’être simple, d’accomplir son travail, son art, sa créativité, son amitié, sa maison, son amour, de voir ses enfants grandir, de retrouver la santé après avoir enduré la maladie! Aussi sombre que les choses puissent être, il y a toujours de nouvelles pousses, de nouvelles fleurs. Courage, dit Isaïe. Dans l’adversité, il y a une joie qui ne renonce pas,  même face au passage forcé de la souffrance, de la privation, de la calomnie, de la malveillance, d’une croix à porter. Ma joie est toute ici, à ma portée, en moi: cette patience, cette durée, ce savoir résister!

    

      L’invitation à la joie formulée par la Liturgie est très belle: Isaïe adresse le message heureux aux pauvres, aux cœurs brisés, aux esclaves, aux prisonniers! Ceux qui à première vue semblaient les parias, les dépossédés qui n’ont rien, les marginalisés de la société, l’humanité rejetée, sont en fait les principaux destinataires de ce message de joie. Magnifique!

 

      Amen     

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