Année A - XXIII Ordinaire (Mt 18, 15-20) Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes
par Andrea De Vico, prêtre
correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;
Anne Mayoraz, éducatrice
“Et toi, fils d’homme, je fais de toi un guetteur pour la maison d’Israël. Lorsque tu entendras une parole de ma bouche tu les avertiras de ma part. Si je dis au méchant: ‘Tu vas mourir’, et que tu ne l’avertis pas, si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang” (Ez 33, 7-9)
“Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère”
Dans l’histoire d’Ézéchiel, nous constatons que Dieu envoie des sentinelles spéciales, les prophètes, avec la tâche de rapporter au peuple sa parole, de guetter et de dénoncer la corruption des coutumes et le manque de justice: tu les avertiras de ma part ... Le but de la mission prophétique est de reprendre un peuple qui s’est consciemment livré à une conduite perverse, jetant les bases de sa ruine. “Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive”. C’est le plan du salut. L’Évangile reprend plus ou moins le même concept. La responsabilité de la sentinelle ne se limite pas aux temps prophétiques, mais s’étend à chacun de nous, responsable direct de la conduite de l’autre. Personne ne peut se sentir dispensé par rapport à l’autre. Nous sommes tous connectés: tu appuies sur un bouton à Londres et les lumières s’allument à Sydney, tu cliques à New York et une tempête sur les marchés sud-africains éclate. Le poète dit: tu touches une fleur, les étoiles tremblent. Chacun de nous, pour différentes raisons, est sentinelle de la conscience de l’autre, gardien de l’intérêt de son frère.
Le meilleur instrument pour servir les intérêts de l’autre est celui de la correction fraternelle. Jésus avance cinq hypothèses: si ton frère a commis, s’il t’écoute, s’il ne t’écoute pas, s’il refuse de les écouter, s’il refuse encore d’écouter la communauté … Toute piste doit être tentée. Le but de la correction est de gagner le frère, de s’assurer qu’il retrouve son chemin. Aucune arrogance, donc aucune force ne doit être utilisée envers le frère qui fait des erreurs. Les mots doivent être légers comme des plumes et porter un parfum de fraternité. La vigilance de la sentinelle ne blâme pas les torts comme le Jiminy Cricket de Pinocchio avec un désagréable: je te l’avais dit! Si je commence à discuter ainsi avec mon frère, il défendra son erreur, et je lui aurai rendu un mauvais service. Au lieu de le corriger, je l’aurai rendu pire. Ce n’est que lorsque toutes les tentatives ont échoué que Jésus nous autorise à traiter notre frère comme un étranger.
Entre autres choses, la correction fraternelle présuppose la rare qualité de la maturité intérieure: seuls ceux qui sont disponibles pour être corrigés pourront corriger les autres. Par conséquent, non seulement le devoir de corriger, mais aussi celui de se faire corriger. Mais qui établit ce qui est bien et ce qui est mal? Les gens d’aujourd’hui ont construit un ego si majestueux et sont devenus si sensibles qu’on ne peut plus rien leur dire. La moindre observation devient une atteinte à l’estime de soi, elle est déstabilisante, irritante. Aujourd’hui, nous tolérons ce qui était autrefois reconnu comme vice ou péché, mais on ne tolère pas d’être réprimandé par un autre. Tout au plus, on va chez le psychologue pour obtenir plus facilement un laissez-passer pour sa conduite morale. Dans quelle mesure suis-je responsable du bien de la conscience de l’autre? N’est-il pas préférable de laisser tomber, de laisser chacun se débrouiller tout seul et faire ce qu’il veut? Le Baptiste a élevé sa voix publiquement au sujet de l’affaire du roi avec sa belle-sœur ; il a dénoncé le mauvais exemple qu’ils ont donné au peuple, et sa tête a été coupée. N’aurait-il pas mieux fait de garder le silence? Dans le sillage d’Ézéchiel et du Baptiste, nous avons eu d’autres exemples de zèle prophétique, comme Jérôme Savonarole, frère dominicain, qui s’est déchaîné avec tous les excès possibles contre la décadence des coutumes dans l’Église et les aberrations de la papauté, comme Giordano Bruno, ex-Dominicain, qui a également causé de nombreux troubles parmi les princes ecclésiastiques et laïcs.
Le refus de Savonarole d’obéir, en faisant appel à un commandement de Dieu, ainsi que l’hérésie de Bruno, qui par obstination niait les dogmes fondamentaux de la doctrine chrétienne, remettaient en cause l’autorité d’un pape élu par simonie (il avait financé son élection). L’unité de l’Église était menacée. Selon les opinions de l’époque, la validité juridico-formelle de la peine était incontestable (1). Avec l’avancée de l’esprit moderne, Savonarole et Bruno ont été laïquement canonisés comme précurseurs de la Réforme, martyrs de la libre pensée. En réalité, si l’on regarde de plus près le caractère de ces deux champions de la fraternité, on trouve des exemples monstrueux d’intolérance: au lieu de correction fraternelle, ... la coercition fraternelle! Le Seigneur nous demande de corriger son frère pour le gagner, il ne nous demande pas d’imposer ou d’exagérer.
Un ancien adage dit: “Agere sequitur esse”: l’agir suit l’être. L’être vient en premier, puis ensuite l’agir. Ce que je fais est une conséquence de qui je suis. Un être humain, intelligent et libre, accomplit des actions. Un animal, une plante ou un être de la nature ne peut pas effectuer d’actions: nous parlons-là plus proprement de comportements, de phénomènes, d’ événements. La personne se distingue de ses actes, comme l’être de l’agir. Par conséquent, l’éthique chrétienne connaît la distinction entre le pécheur et le péché: le pécheur doit être traité avec tout le respect dû à la personne, tandis que le péché doit être détesté. Cette affirmation élémentaire de l’éthique chrétienne a eu une influence positive et décisive sur le système juridique occidental. Pensons à un tribunal: lorsqu’il s’agit de juger un crime ou un délit, ce serait un problème pour tous, si la dignité de la personne dépendait des actes commis! Pour cette raison, la sentinelle des consciences (toute personne ayant une tâche d’orientation envers les autres: un parent, un éducateur, un politicien ...) doit être tolérante et intolérante dans la bonne mesure, c’est-à-dire qu’elle doit pouvoir reprocher l’erreur sans affecter la personne, dans son estime de soi. Elle doit désapprouver l’erreur, non pas la personne qui a fait du tort. Malheureusement, il nous est plus facile de mettre en place un tribunal, d’organiser une diffusion médiatique, de juger et de stigmatiser les autres!
L’absence de prise en compte de cette distinction entre la personne et ses actes est à l’origine de nombreux malentendus entre l’éthique chrétienne et la culture moderne, basée sur l’idée moniste de liberté, qui devient la seule norme de l’action. La frontière entre ce qui est éthique et ce qui ne l’est pas, ne dépend plus d’une loi objective, ni d’un commandement divin, mais de la décision des hommes, peut-être même exprimée démocratiquement. Par conséquent personne, ni Dieu, ni l’État, ni aucun de ses représentants, ne peut revendiquer le droit de dire à un autre ce qui est bon pour lui. Dans ce contexte, la sentinelle de la conscience, celle qui veille à l’action fraternelle, apparaît comme une figure anachronique et inutile. Dans une société fonctionnelle, le prophète est inutile, mais le secret du salut qu’il apporte n’est-il pas précisément contenu dans cette inutilité?
Cela est également vrai dans la pratique clinique. L’accélération sociale a imposé un rythme implacable, et dans les hôpitaux l’accent est plutôt mis sur la productivité et la valeur marchande. La santé n’est plus un bien humain, mais une marchandise d’échange. Chaque instant est utilisé pour documenter, informer et rendre compte. Les moments vides, les échanges gratuits, les rencontres sans but n’existent tout simplement plus. L’époque est terminée où un médecin, par exemple, quand il avait un problème avec un patient, pouvait prendre le temps d’une discussion autour d’un café. En réalité, dans une relation clinique, ce qui fait la différence n’est pas le besoin du patient, ni la compétence du médecin, mais c’est la rencontre humaine. Les gens sont des sujets qui désirent, espèrent, s’entraident, établissent un pacte d’alliance contre le mal à combattre. Ce sont les rencontres qui changent l’histoire, pas les programmes, pas les codes, pas les protocoles. La rencontre a besoin d’un espace de liberté, d’un espace-temps flottant, ouvert à l’inconnu inutile, en fait. C’est ici que le pouvoir thérapeutique se dégage, s’active et se libère. De la même manière, la sentinelle de la conscience, celle qui se reconnaît comme gardienne du bien de l’autre, entre dans un espace de gratuité qui est bon pour lui-même, puis guérit la vie de l’autre.
1) Cf. Joseph Lorz, “Storia della Chiesa” vol. II, Paoline 1980, pp. 86-89; 272
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