LA JUSTICE DU ROYAUME 1/2

Année A - VI Ordinaire (Mt 5, 17-37)                                                                                      Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice

 

 

      “Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux”  

 

      Toute la péricope de l’Évangile de Matthieu relative au problème de la justice comprend deux dimanches: aujourd’hui, 5, 17-37; et dimanche prochain, 5, 38-48. Jésus parle à la foule, il vient de terminer le discours sur la montagne, il a exposé les Béatitudes du Royaume, il donne maintenant des indications sur la loi et sur la justice, un problème capital pour les hommes de tous les temps. La position de Jésus est paradoxale. D’une part, il déclare sa continuité avec l’ancienne Loi: “Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes: je ne suis pas venu abolir, mais accomplir” (Mt 5, 17). Il n’est donc pas venu pour abroger, mais pour accomplir. D’autre part, Jésus exprime une attitude de rupture claire: “Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens … Avez-vous compris que cela a été dit aux anciens ... Eh bien! moi, je vous dis …” (Mt 5, 21-22) Contradiction? Pas nécessairement !

 

      L’ancienne Loi était fondée sur la nécessité d’une pratique exacte des commandements. Le juste devant Dieu devait observer en détail toutes les normes de la Loi: 613 préceptes. De notre point de vue, cette approche finit par demander l’impossible: qui pourrait se conformer à des centaines de préceptes sans se tromper? Au fil du temps, l’accumulation de préceptes et d’observances associés à la Loi finit par provoquer des sentiments de culpabilité et des angoisses inutiles, même chez les personnes les meilleures et les plus disposées. Par contre, ceux qui raisonnent en termes de règlements et de préceptes deviennent les plus durs et les plus intransigeants face aux autres. En fait, les pharisiens ont observé la loi comme si c’était un devoir inévitable, une taxe à payer, une transaction commerciale: do ut des, je te donne pour avoir en retour. Pour cette raison, les scribes et les pharisiens se retrouvent perpétuellement noyés dans des affaires légalistes et casuistiques, discutant de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas, réduisant la morale à une liste de cas envisagés.

 

      Jésus cite cinq des commandements les plus importants de l’ancienne Loi: 1) tu ne commettras pas de meurtre … 2) tu ne commettras pas d’adultère … 3) tu ne manqueras pas à tes serments … 4) œil pour œil … 5) tu haïras ton ennemi … Combien de fois Jésus critique l’ancienne façon de pratiquer la Loi, autant de fois qu’elle indique le chemin de la nouvelle justice. Chaque fois que Jésus critique l’ancienne façon de pratiquer la Loi, c’est pour indiquer le chemin de la nouvelle justice. 

 

      Le premier commandement concerne le prochain. Les scribes disent à juste titre que les meurtres doivent être traités en justice: “Tu ne commettras pas de meurtre, et si quelqu’un commet un meurtre, il devra passer en jugement” (Mt 5, 21). Jésus dit que pour être un assassin il suffit de dire à un autre: tu es fou, tu es stupide. Essayons de comprendre le sens de cette affirmation, car si nous la prenons au sens littéral, tous les êtres humains sont destinés à l’enfer. Qui ne se fâche jamais avec les autres et ne lui adresse jamais de vilains mots? Un excès de colère est précédé par plusieurs signes: la contraction des muscles, le flux sanguin vers le visage, l’accélération du rythme cardiaque, la dilatation des pupilles, un blocage de la respiration, la contraction du diaphragme, la mains moite ... Je peux réagir de deux manières. Primo : Je peux assumer ma colère en disant: je suis très fâché pour cette chose que tu viens de faire … je me suis senti mal à propos de ce que tu as fait … Il est important d’exprimer sa colère, même à voix haute, car une colère tacite brûle le cœur, bouillonne en silence, donne naissance à des voix violentes, devient encore plus meurtrière. 

 

      Secundo:  Si je commence à dire: tu es fou, tu es une nullité, tu ne comprends rien … j’ai déjà tué l’autre dans mon cœur, même si je ne l’ai pas attaqué ou tué physiquement. Je l’ai tué en moi-même, dans l’amour et dans l’estime que j’aurais dû lui apporter.

 

      Jésus cite deux autres articles. Les scribes ont essayé de quantifier les offrandes à l’autel (Mt 5, 23-24), un peu comme nous l’avons fait avec les funérailles à trois prêtres et les messes chantées en l’honneur des défunts. Jésus dit que les offrandes faites à l’autel, aussi importantes et visibles soient-elles, n’ont aucune valeur si l’offrant n’est pas en paix avec son frère. Inutile de chanter les messes aux morts, si nous ne sommes pas en paix avec les vivants! Ensuite, les scribes font également appel aux juges pour des affaires mineures. Jésus répond: aie toi-même l’intelligence de te mettre d’accord avec ton adversaire, cela convient à toi et à lui (Mt 5, 25-26). 

 

      Le deuxième commandement se rapporte à l’adultère. Les scribes étaient des moralistes qui détestaient l’adultère, surtout si ... commis par d’autres. Leur satisfaction était de saisir les coupables sur le fait. Jésus dit qu’un simple regard de possession suffit pour consommer un adultère: “Tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur” (Mt 5, 28). Dans d’autres cas également, Jésus s’exprime souvent avec un langage paradoxal et pompeux: tends l’autre joue (Mt 5, 39); coupe ton pied et jette-le (Mt 18, 8); mets-toi une meule autour du cou et jette-toi à la mer (Mt 18, 6). En parlant d’adultère, Jésus dit donc qu’un simple regard de convoitise suffit pour le consommer. Qu’est-ce que cela signifie? Il faut vraiment devoir s’arracher les yeux ? Prenons un exemple bien connu, une dynamique à l’italienne. Tout le monde savait que le roi Umberto était un grand coureur de jupons, qu’il trahissait souvent et volontiers sa femme, la reine Margherita, femme austère et cultivée:

 

      “Les chroniques galantes se sont souvent amusées aux frais la reine Margherita, épouse du roi Umberto, dont les vertus conjugales ne paraissaient pas très convaincantes ... La vengeance de la femme trahie envers son mari infidèle fut de se construire autour d’elle un monde fait de culture, de poésie, d’art, dans lequel le roi-mari ne pouvait pas entrer, faute d’intérêts et de notions de base. Elle ne trahissait pas Umberto au sens vulgaire et matériel du mot, mais elle le trahissait à chaque fois que, dans son salon, parmi ses visiteurs, elle entrait dans un monde d’idées et de discours où le conjoint ne pouvait pas la suivre; et elle y entra d’autant plus volontiers qu’elle savait, en effet, que son mari en restait en dehors. De ce point de vue, le ‘cercle de la reine’, si austère et si sérieux, a toujours été un peu une Cour d’Amour; et ces visiteurs faisant autorité étaient tous ses ‘fans’ et ses fidèles. Le jeu qu’une belle et charmante femme peut jouer au milieu d’une cour d’admirateurs est aussi vieux que le monde, et au Quirinal, à la fin du XIXe siècle, il y en eut une répétition en toute bonne manière” (1)

 

      Lequel des deux conjoints souverains a-t-il déclenché la mèche de l’infidélité? La peu convaincante  vertu de la reine Margherita, ou l’évidente conduite du roi Umberto? Personne ne peut le dire. C’est à eux de le savoir. Ils ont trahi tous les deux, chacun à sa manière. Au début d’une histoire il y a toujours une déchirure interne, un petit détail: il y a, elle qui s’offre au regard et lui qui pointe ses pupilles. De nombreuses catastrophes, y compris économiques, commencent ici, à partir d’un regard malicieux. Et quand on se retrouve fauché, on y réfléchit: si j’avais regardé de l’autre côté ... si je n’avais pas fait ce téléphone ... si je ne m’étais pas présenté à ce rendez-vous …. La personne entre dans une zone de non-vérité, elle est forcée de faire semblant, d’inventer des mensonges, de continuer à mentir pour que le mensonge tienne debout sans tomber en contradiction, de mener une double vie. Si elle et lui, dès le début, jouent le jeu: « si tu triches, je triche …. », cela signifie que la tricherie est déjà belle et faite.

 

      Pour reprendre les mots de Jésus, le regard est le symbole de l’intériorité, des choix qui se font au niveau du cœur. La séduction la plus dangereuse est celle qui part de l’intérieur. Pour cette raison, l’adultère n’est pas consommé dans la chambre à coucher, mais il s’est déjà déclaré auparavant, dans l’intimité d’une décision prise, exprimée en un regard: cette femme est à moi, je dois voir quoi faire pour l’avoir. L’adultère n’est pas dans le regard, mais dans la convoitise. Il nous est bien permis de regarder les femmes et faire des appréciations galantes, le contraire serait un comble, mais regarder et décider de s’en approprier, c’est déjà une appropriation.

 

      Le troisième commandement est en relation avec le serment. Les scribes posent beaucoup de questions sur le serment: Quand est-il est légal de prêter serment? Quand une personne y est-elle tenue? Jésus dit que le serment est superflu. La valeur d’un homme peut être vue à partir du mot franc, du discours direct qui dit  oui quand c’est oui, et non quand c’est non (Mt 5, 37), sans double sens, sans messages empoisonnés, sans ajouts comme “je le jure et je le parjure”. En politique, ceux qui font ressortir la honte des autres révèlent qu’ils ont les mêmes défauts qu’ils blâment chez les autres. Celui qui attaque les faiblesses de l’adversaire, en réalité montre les siennes. Le politicien faible se place à un niveau personnel: il avance son opinion en attaquant l’autre. Ce climat empoisonné pollue non seulement la vie publique, mais aussi celle des communautés et des familles, même des parents et amis, divisés en deux. Le vrai politicien n’a pas besoin d’humilier l’adversaire, il examine les arguments, il attaque les idées, il discute avec intelligence, il frappe le défaut de l’autre sans toucher l’autre ... (à suivre dimanche prochain)

 

      1) Bruno Gatta, “Umberto e Margherita”, in “Città di Vita”, bimestrale di Religione Arte e Scienza (www.cittadivita.org), Maggio-Agosto 2007, p. 374

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LA JUSTICE DU ROYAUME 2/2

Année A - VII Ordinaire (Mt 5, 17-37)                                                                                     Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice

 

 

      “Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux”  

    

      (suite depuis dimanche dernier) Quatrième commandement, en relation avec la loi du talion. Le premier crime commis dans l'histoire de l'humanité a été un meurtre, celui d’Abel, à partir duquel la première règle enregistrée dans la Bible sonne comme un talion: “Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé. Car Dieu a fait l’homme à son image” (Gn 9, 6). Dans les temps archaïques, la loi du plus fort était en vigueur, représentée par l’immense présomption de Lamech: “Pour une blessure, j’ai tué un homme; pour une meurtrissure, un enfant. Caïn sera vengé sept fois, et Lamek, soixante-dix-sept fois!” (Gen 4, 23-24). À vrai dire, cette loi de vengeance est toujours en vigueur dans le règlement des comptes qui courent entre gangs criminels. Comparée à la violence gratuite de Lamech (et des criminels modernes), la loi du talion constitue un progrès moral indéniable: “œil pour œil, dent pour dent”. Le talion met une limite à la violence, pour éviter les atrocités indicibles dont les hommes sont capables avec leur vengeance, et garantit une réciprocité plus raisonnable: si tu m’arraches un œil, je t’en arrache un également. Si nous respections le talion, même aujourd’hui, nos relations seraient plus équitables.

 

      Dans un État moderne, personne ne peut prétendre se faire justice lui-même, en exagérant comme Lamech ou comme un gangster moderne peut-être. Le Code pénal d’un État de droit interdit expressément le recours à la justice privée et punit ceux qui, ayant la possibilité de faire appel au juge, se font arbitrairement un droit. L’État ne tolère donc pas que les sujets résolvent les conflits de manière autonome.

 

      Mais Jésus d’un seul coup surmonte à la fois autant le talion que le droit d’État: “Vous avez appris qu’il a été dit: Œil pour œil, et dent pour dent. Eh bien! moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant” (Mt 5, 38-39). Nous avons ici l’énoncé le plus célèbre et le plus paradoxal du message de Jésus: on répond à la violence en tendant l’autre joue, c’est-à-dire en exprimant la volonté de ne pas s’opposer à la violence. La première réaction d’un interlocuteur qui n’a pas saisi le contexte de la phrase est: et quoi donc? je ne suis pas stupide, moi! Et alors qu’est-ce que cela signifie de ne pas s’opposer aux méchants? N’est-ce pas encourager et laisser libre cours à sa méchanceté?

 

      Essayons de comprendre cela par un exemple concret. Disons qu’il y a des infiltrations mafieuses dans ma municipalité. Il est logique de les combattre, mais si je commence à dénoncer ouvertement la vérité nue et crue, à écrire des livres et des articles, à passer à la télévision, à citer des noms et des prénoms comme un fameux journaliste italien l’a fait, ce sera une chose généreuse de ma part, mais ce n’est pas intelligent du tout. En fait, je m’expose au risque des représailles mafieuses et l’État sera obligé de m’escorter avec l’argent des contribuables. Je vais donc devoir m’adapter à vivre dans des lieux secrets, sans amis, par peur de la vengeance, avec pour conséquence de détruire ma vie et celle de mes proches. Est-ce que ça en vaut le coup?

 

      Peut-être pourrais-je faire la même chose et avec le même engagement, mais avec prudence, en dosant judicieusement les outils de l’information, de la culture, de l’éducation ... Le mal doit être dénoncé, mais pas d’une dénonciation en soi, sinon il va générer un monstre encore pire. Avec ce “ne pas riposter au méchant”, Jésus dit que: trop de vérité fait mal, elle est monstrueuse. Nous ne pouvons pas explicitement mettre le méchant devant ses actions, sinon nous générons une plus grande violence. Et nous, au lieu de combattre le mal, lui aurions rendu un grand service. 

 

      Avec cette métaphore célèbre et originale de l’autre joue, Jésus demande à ses disciples une chose très élémentaire: resister à la violence, quand il s’agit d’éviter une plus grande violence. “Il peut arriver que la franchise ne soit pas une bonne chose” (le lieutenant Columbo, Fantasmes, Sais. 8, disque 2, ép. 1, 01h 04’ 25’’). 

 

      Cinquième commandement, en relation avec la pratique extérieure de la religion. Les pharisiens suivaient les pratiques de l’aumône, des prières et du jeûne. Jésus dit que si la justice de ses disciples ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, ils n’entreront pas dans le Royaume! Qu’est-ce que cela signifie?  Que nous devons faire plus d’aumône, plus de prière, plus de jeûne? Faut-il être supérieur en quantité et en rigidité? Non, Jésus veut outrepasser la logique casuistique des préceptes, des pratiques et des mises en garde, et il veut ramener toute la loi et la moralité à ce principe unique que les scribes et les pharisiens ont perdu de vue: l’amour du prochain.

 

      Malgré ces deux mille ans d’Évangile, notre sens de la justice est resté le même, celui des scribes et des pharisiens. Nous avons tendance à nous faire une loi sur mesure, comme un costume, et nous nous limitons à la seule observation extérieure: si quelqu’un me casse la dent, je lui en tire deux - s’ils me font du tort, je le rendrai - dans ce monde de loups, si je fais le mouton, ils me mangeront - je dois marcher sur leurs pieds comme ils le font, sinon je resterai en arrière - si c’est un précepte, je le suivrai, mais si je ne suis pas obligé, je m’en passe … Ensuite, nous allons nous confesser et dire: je n’ai rien volé et je n’ai tué personne. Nous communions et nous pensons que Jésus est heureux là-haut. En réalité, nous sommes vraiment très loin du Royaume!

 

      Cette manière de comprendre la justice s’applique à tous les autres commandements. À ce point-là, il est clair que la nouvelle Loi de l’Évangile est bien plus exigeante que l’ancienne Loi de Moïse, et si nous nous limitons à nos liturgies et à l’observance exacte des rubriques, nous avons beau croire à notre sens de la justice, cela ne restera que du théâtre!

 

      Amen

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